Comme bon nombre de lycéens de ma génération, The Doors faisait partie des groupes symbolisant la liberté des années soixante, nous offrant une musique envoûtante et indémodable. Le beau visage de Jim Morrison encadré de longs cheveux blonds côtoyait dans mon panthéon germanopratin ceux de Juliette Gréco, Simone de Beauvoir, Miles Davis ou encore Boris Vian. Sa tombe au Père-Lachaise est de celles qui attirent le plus de monde, certains n’hésitant pas, d’après la légende, à se faire enfermer dans le cimetière une fois la nuit venue pour vénérer la mémoire du chanteur mort à 27 ans, à grand renfort de joints et de binouzes… Plus bohème que rock n’roll je n’ai pas tenté l’expérience mais je suis tout de même allé voir sa sépulture et en bon apprenti comédien celle de Molière (où pas un seul os de Jean-Baptiste Poquelin n’a été inhumé, son corps ayant fini dans la fosse commune). Je n’imaginais pas à l’époque que viendrais vivre quelques années plus tard à moins de cinq minutes à pied de l’entrée du fameux cimetière parisien.
Les cimetières ne me font pas peur, ni ne me mettent mal à l’aise, certains peuvent être sordides, d’autres magnifiques voire oniriques. Celui qui porte le nom du confesseur de Louis XIV a longtemps été le plus grand parc de Paris et s’y promener au fil des saisons peut être un vrai bonheur.
Plus proche que le Parc des Buttes-Chaumont, c’est souvent là que je venais me dégourdir les pattes quand l’envie de voir un peu de vert me prenait. Pour flâner, respirer, loin du ronronnement incessant des voitures. Déambuler, sans but, ou au contraire, à la recherche d’une tombe, nouvelle ou ancienne, bien précise. Si je m’y rends encore quelques fois par an aujourd’hui, c’est assez rarement hélas pour me promener. La crémation de Jean-Jacques a eu lieu ici et ses cendres sont dans une urne au deuxième sous-sol, glacial, du columbarium. Je lui rends parfois visite, pour verser mon trop-plein de larmes et lui raconter les événements importants de ma vie. Je parle seul, à voix basse ou en silence devant la plaque de marbre blanc où sont gravés son nom et ses années de naissance et de décès… Cette année, le jour anniversaire de sa mort, pour la première fois, mes larmes n’ont pas coulé. Il faut dire aussi que cette fois je n’étais pas seul dans le couloir sombre aux centaines de clapiers, une femme âgée parlait elle aussi dans le vide, probablement à son mari (ou à sa sœur, allez savoir…), empêchant mon recueillement profond. Mais je préfère penser que le deuil fait son travail et que six ans après son décès je suis en mesure d’aimer le souvenir de Jean-Jacques sans m’en trouver bouleversé.
Si j’y vais désormais le cœur un peu moins léger le Père-Lachaise, lui, n’a rien perdu de son côté bucolique ; les 44 hectares de la colline de Mont-Louis où Napoléon Bonaparte, alors consul, ordonna la création de cet immense cimetière dans les dernières années du XVIIIe siècle afin que tous puissent y être enterrés dignement (y compris les pauvres, les mécréants et les comédiens) se couvrent de tant d’arbres qu’elle est un véritable poumon pour la capitale. Par endroits la végétation luxuriante, les pierres tombales de guingois et l’architecture incroyable de certaines chapelles funéraires vous feraient presque oublier que le sol est truffé de cadavres, célèbres ou anonymes… Mais la mort fait dit-on partie de la vie et croiser au détour d’une allée les noms de Chopin, Oscar Wilde ou Marie Trintignant les rendent peut-être plus humains, comme de vieux amis que l’on visiterait au cours d’une promenade. Rien de morbide là-dedans. Je ne suis probablement pas le seul à penser cela puisque trois millions et demi de visiteurs déambulent là chaque année… Lorsque je passe la grande porte chargé de mes 52 roses, les visages souriants des touristes sont aussi réconfortants que les quatre mille arbres du lieu et je me dis parfois que Jean-Jacques aurait peut-être aimé, lui aussi, s’il avait eu une tombe extérieure plutôt qu’une case en sous-sol, avoir la visite de tous ces badauds, inconnus, traînant leur carcasse vivante au milieu des morts… Leurs sourires, même masqués, lui auraient peut-être été plus agréables que mes larmes. Et avec un peu de chance il aurait pu bénéficier de la proximité de Morrison, de ses fans et des volutes de leurs pétards. Ça ne lui aurait sans doute pas déplu !