Au départ d’Hamra ce matin, ce que nous avions aperçu la veille se confirme ; nous traversons des quartiers où de nouveau tout se mêle : de beaux bâtiments anciens décrépis, voire même pour certains rudement malmenés par la guerre, des villas en ruines côtoient des résidences rutilantes, des parkings à ciel ouvert, des épiceries à l’ambiance très méditerranéenne se frottent à des boutiques de fringues… Les ruelles étroites, sans presque aucun trottoir, débouchent sur de larges avenues se transformant bientôt en d’étranges échangeurs routiers en plein cœur de la ville. Nous descendons pour mieux remonter, allons là où nos pas nous portent. Perdus, émerveillés, déroutés, dans Beyrouth cosmopolite. Même si les musulmans représentent 54% de la population du pays, hommes et femmes sont habillés « à l’occidentale ». Les femmes voilées ne sont pas légion, elles sont même en très faible minorité ; nous ne voyons aucun homme en djellaba. Tanger m’avait déjà surpris par un contraste très marqué entre tradition et modernisme mais l’atmosphère y restait plus maghrébine qu’occidentale. Ici tout cohabite : catholiques et musulmans, habitat traditionnel et building de verre à l’architecture audacieuse, religion et « dolce vita »… L’immense carcasse de l’Holiday Inn, douloureux symbole de la « bataille des hôtels », triste fantôme criblé de balles et de trous d’obus domine encore la rue Fakhreddine, aux côtés du Phoenicia, lui, entièrement refait à neuf.
Nous errons à la recherche de downtown, le centre ville, dans un « quartier à caractère traditionnel » comme l’annoncent les panneaux. Le soleil de novembre ne brûle pas mais réchauffe agréablement… Qu’il est bon de pouvoir se promener en tee-shirt alors que le froid sévit à Paris ! Dans ces rues grouillantes de voitures et de scooters nous marchons, au son ininterrompu des klaxons , le nez en l’air scrutant les antiques façades, anciennes splendeurs d’une époque déchue.
Au lycée franco-libanais, c’est l’heure de la sortie ; les voitures des parents stationnent partout, bloquant la rue ; des hordes d’enfants et d’adolescents envahissent la chaussée et les trottoirs. L’ambiance est presque festive, fébrile, les échanges en français ou en arabe passent difficilement la barrière sonore des klaxons, ceux des automobilistes qui aimeraient circuler normalement, et ceux des taxis proposant par cette invective sonore leur service à tout piéton, comme le veut la coutume locale. Le plan de la ville à la main nous cherchons à nous repérer. Un jeune homme, français, souriant, enseignant au lycée, nous indique comment rejoindre le centre ville : tout droit en descendant vers la mer. Nous sommes remontés trop haut. Peu importe, la balade était belle.
Un barrage nous empêche bientôt de continuer « tout droit » comme on nous l’a indiqué quelques minutes plus tôt… Les tensions de la récente révolution sont encore présentes. Downtown est en partie fermé au public. Les policiers sont partout. Je ne me sens pas pour autant inquiet. J’évite cependant soigneusement de photographier ce qui ne doit pas l’être : les bâtiments officiels et les zones militaires ne figureront pas sur ma « pellicule »… Au pied du parlement, des « manifestants » s’apprêtent à peindre de nouvelles fresques aux couleurs de la liberté. Plus loin devant l’église Saint-Georges des barnums et des stands comme pour une journée des associations. Jean-Claude tient à savoir de quoi il s’agit. Alors qu’il s’apprête à poser des questions à quelques jeunes assis là tambourinant sur des casseroles, un homme s’impose dans la conversation et lui explique comment rejoindre le souk… Nous sentons bien qu’il ne faut pas être trop curieux. Il n’y a pas réellement d’hostilité, ni de crainte à avoir mais les campements de manifestants, bien qu’en partie désertés, la présence militaire et les barrages tout autour de la place de l’Étoile, associés aux vestiges de la guerre civile, comme « l’œuf », cet ancien cinéma ovoïde en béton, détruit, aux abords de la place des Martyrs, place où trônent, au milieu de campements de fortune, une statue criblée de balles et un gigantesque poing levé vers le ciel, tout cela crée une ambiance des plus étrange et pas véritablement paisible. Il en faudrait peu pour remettre le feu aux poudres… Cette ville a traversé presque vingt ans de conflits (sont-ils réellement dernière nous ?) et se trouve aujourd’hui, comme nous l’apprendrons plus tard, la capitale du troisième pays le plus endetté au monde, gangrenée par la corruption de ses élus, vendue aux plus offrants des pays voisins. Ce paradis terrestre, après avoir été le terrain de « jeu » de ses mitoyens (Palestiniens, Syriens, Israéliens et Égyptiens notamment) sert de Monopoly géant aux politiciens, aux émirats et à l’Iran.
Dans les ruelles piétonnes derrière la mairie de Beyrouth, changement de cadre. Les immeubles ont-ils été épargnés par les obus ? Ont-ils été restaurés ? Difficile à dire mais ils sont en parfait état… et magnifiques ! De somptueuses façades Art déco, des balcons ouvragés, taillés dans une pierre ocre jaune. Les restaurants – quasi déserts – alternent avec les boutiques de grands noms de la couture et de la joaillerie – tout autant désertes.
Pause déjeuner. Nous questionnons la serveuse sur cette absence de badauds :
- Oh c’est toujours comme ça le samedi, nous dit-elle dans un anglais impeccable (nous avons fini par adopter l’anglais pour nos échanges).
Tout près de là : les souks. Vu le quartier nous avons du mal à imaginer qu’un souk se tient à deux rues… et pour cause ! Les souks de Beyrouth ont été totalement détruits durant la guerre civile et ce qui porte aujourd’hui ce nom est en fait une immense galerie commerçante où les boutiques de luxe ont trouvé à s’établir. Nous déambulons quelques minutes entre les enseignes de prestige, absolument pas passionnés par ce que nous voyons, il faut bien le dire. À l’arrière, cependant, un petit marché alimentaire – bio et vente directe du producteur, très bobo donc – et quelques tables au soleil offrent un décor plus « authentique ». En toile de fond de ce « Marché des Enfants Rouges » local et miniature, deux façades incroyables : l’une ocre-jaune, toute en frontons et en pilastres, néoclassique en diable est celle d’un petit immeuble à l’abandon, l’autre blanche, toute en courbes et en résille est celle du futur Aishiti Shopping Center à peine sorti de terre et toujours en construction. Ces deux bâtiments que tout oppose et qui pourtant coexistent symbolisent pour moi cette ville en grande partie détruite durant vingt-cinq années de guerre et cependant si vivante.
Après une courte visite à la librairie Antoine (véritable institution beyrouthine réinstallée dans le souk aux côtés de Gucci et Saint-Laurent), pour y chercher, en vain, un livre de photos pré-conflits, où l’amabilité des vendeurs ne pousse pas à explorer plus avant le lieu, nous tentons d’approcher la place de l’Étoile. Là encore des barrages policiers nous empêchent d’avancer. Nous verrons la fameuse place de loin mais ni le Parlement libanais, ni la cathédrale catholique Saint-Élie, ni celle orthodoxe Saint-Georges… Tant pis.
Direction Corniche puisque le centre historique nous est refusé ! La Zaytouna Bay est bordée de tours rivalisant d’audace et de luxe, au pied desquelles des concessionnaires en double R et au petit cheval cabré ont naturellement trouvé place… Quelque chose nous dit que le toit-terrasse du cinq étoiles Four Seasons devrait nous permettre d’avoir une vue imprenable sur le centre-ville. Renseignements pris auprès du portier : le roof top est fermé… Sommes-nous bêtes ! Bien évidement c’est l’hiver, et tous les hôtels ferment leur toit à cette période. C’est vrai qu’il ne fait que vingt degrés (sic) !
Plus loin une autre séquelle de la guerre : l’hôtel Saint-Georges. Construit en 1932 par Auguste Perret et longtemps considéré comme l’un des plus beaux hôtels du monde, il n’en reste aujourd’hui que la coquille… vide. Vu sa renommée et son emplacement, comment se fait-il qu’il n’ait pas été réhabilité, à l’instar du Phoenicia ? Serait-il la proie des promoteurs et des politiciens véreux comme tend à le prouver une immense banderole « STOP SOLIDERE » suspendue à sa façade ? Solidere, Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction, créée au lendemain de la guerre s’est chargée avec le soutien de l’État (selon la rumeur Rafik Hariri aurait détenu plus de 50% des parts, aujourd’hui aux mains de ses héritiers…) de la réhabilitation du centre ville, dynamitant près de neuf cents immeubles historiques, réduisant, entre autres, à néant le quartier de Wadi Abou-Jamil en 1996, pour y bâtir de luxueux immeubles résidentiels, aux baux, on s’en doute, bien plus avantageux que les simples loyers d’appartements destinés aux familles ordinaires. Ceci explique par là même la présence de tous ces commerces, concessionnaires et autres hôtels pour touristes friqués.. et la colère des Libanais.
Ce n’est pas le profit qui guide les pêcheurs sur les rochers au bas de la corniche mais bien le poisson, certains allant même jusqu’à jeter leur hameçon à la sortie des eaux usées de la ville. Sur la promenade en elle-même les mêmes joggers, cyclistes ou poussettes que sur celle de Nice. Peu à peu la Riviera du centre-ville cède la place et nous retrouvons bientôt le joyeux bordel des constructions en tous genres. Le soir descend peu à peu, donnant aux immeubles des teintes rouge feu. Au milieu d’eux un improbable phare ! La Méditerranée se serait-elle éloignée ? S’agit-il d’une folie sortie de l’esprit d’un amoureux de la mer ? Non, il s’agit bien d’un phare ! L’ancien phare de Beyrouth, aujourd’hui délaissé au profit d’un plus neuf, quelques centaines de mètres plus loin. Le ciel s’assombrit. Nous n’avons pas pu atteindre Raouché avant le coucher du soleil. Tant pis ça sera pour demain ; nous avons suffisamment marché pour la journée !