4 avril 2019
de Westport à Derry

C’est la plus longue étape de notre périple : 260 km pour rejoindre Derry (pour les Irlandais, Londonderry pour les autres). Le GPS nous prévoit à quinze minutes près, quatre heures de route. Nous nous interdisons de repérer sur le trajet quelque abbaye, château ou curiosité naturelle qui nous pousserait à faire un détour ou à nous arrêter, retardant d’autant notre arrivée dans la tristement célèbre ville d’Irlande du Nord. La pluie semble nous avoir lâché les basques et ça n’est pas pour me déplaire ! Le ciel n’est cependant pas d’un bleu uniforme mais chargé de gros nuages blancs et gris où perce tout de même le soleil, donnant encore plus de reliefs aux paysages que nous traversons, dans la région de Sligo. 

À Enniskillen, pause déjeuner ! Mais pas question de visiter la ville. L’idée me chagrine un poil mais le peu que j’en vois me fait vite oublier mes regrets. Les bâtiments anciens, à fière allure de loin, s’avèrent, vus de plus près, massifs et leur pierre grise sans charme. Je pense un peu à Inverness. Devant un pub, un chevalet publicitaire explique que la porte du dit pub apparaît dans un épisode de Game of Thrones… 

On a vu se développer ces dernières années un tourisme lié aux lieux de tournage de films et de séries ; les fans de Harry Potter, Star Wars, ou encore Game of Thrones aiment à se retrouver devant ces décors ; ces derniers sont plutôt nombreux en Irlande et créent un peu partout de nouveaux arguments de vente et de visite. 

Aucun de nous trois n’a vu un seul épisode de GoT, autant dire que nous ne sommes pas de très bons clients pour ce type d’attraction et que nous ne sommes pas prêts à faire un détour pour poser devant un arbre que l’on devine en arrière plan à la 34e minute de l’épisode 7 de la saison 3… Nous poussons néanmoins ladite porte. Un grand bar à gauche avec des tabourets et, face à nous un escalier. À l’étage des box, des salons privatifs si vous préférez. En ajoutant quelques tentures on pourrait se croire dans un lupanar. Je n’avais encore jamais vu de pub avec cette configuration. C’est chaleureux mais sans être vraiment cosy. Les murs couverts de bois sombre réchauffent l’atmosphère mais les banquettes et les tabourets du même tonneau mériteraient quelques coussins un peu plus rembourrés. Aux murs d’anciennes gravures. Nous sommes hors du temps. Tant du point de vue climatique que temporel. J’imagine à nos places quelques écrivains du XIXe siècle, non encore célèbres – et qui ne le seront peut-être jamais – trinquer au succès de leur prochain roman… De notre côté nous portons un toast à notre beau voyage et à la santé de John, patron des lieux, fort sympathique. 

En arrivant à Derry en cette fin d’après-midi il fait encore beau… je commence à me dire que nous n’avons finalement pas été trop malmenés par la fameuse pluie irlandaise. Nous découvrons seuls nos chambres, le patron du gîte n’étant pas là pour nous accueillir. Il nous avait prévenus, un peu plus tôt, de son absence et avait laissé à notre intention les clefs de la maison dans une petite boîte à code fixée à côté de la porte. Je sentais mes compagnons de voyage un peu inquiets à cette idée. Pour avoir déjà vécu cette situation, notamment au magnifique Château Tivoli à San Francisco, je ne me faisais pas de mouron. Et j’avais bien raison. Un code, une clef et une fois à l’intérieur, un tableau avec nos noms, le numéro de nos chambres et les clefs correspondantes. Encore plus simple qu’à Fort Boyard ! Et puisqu’on parle de Vauban, saviez-vous que Derry est une ville fortifiée ? Des remparts ceignent la vieille ville depuis le début du XVIIe siècle… 

Un peu d’histoire pour comprendre ce qui va suivre. Tout débute au XIIe siècle lorsque Diarmuld Mac Murrough, l’un des rois irlandais, en perpétuelle guerre contre ses rivaux, fait appel au roi d’Angleterre afin de retrouver le chemin de son trône… Grave erreur : les Anglo-normands, sous la houlette de Richard de Clare, envahissent l’île et cette dernière peut dire adieu à son indépendance ! Jusqu’à l’arrivée d’Henri VIII, les monarques d’Angleterre ne sont que seigneurs d’Irlande mais en 1641 celui-ci décide de changer les règles et se proclame roi d’Irlande, dissolvant les ordres monastiques et confisquant leurs terres. À la fin du XVIe siècle les Irlandais se rebiffent, perdent la partie et abandonnent les terres de l’Ulster (actuelle Irlande du Nord) bientôt distribuées aux protestants écossais et anglais. Londonderry voit le jour ; la guerre (patriotique) de religion peut débuter. Au XIXe siècle, les catholiques bien que majoritaires, sont relégués dans les quartiers boueux de la ville – le Bogside – et privés de leurs droits. Ajoutez à cela le chômage quelques décennies plus tard et vous obtiendrez au début des années 70, alors que le Bogside s’autodéclare commune libre, le fameux Bloody Sunday lors duquel l’armée anglaise tire sur des manifestants pacifistes abattant ainsi 21 personnes dont de nombreux adolescents. Nous descendons de nos remparts pour voir ce fameux Bogside où s’étalent sur les murs des fresques aux couleurs de la liberté. Le quartier transpire encore la pauvreté – ou bien y projetons-nous ce que nous souhaitons y voir ? Le ciel est bas et gris ; il bruine ; le Free Derry  que nous annoncent de grandes lettres noires sur un mur blanc est triste à pleurer. Ce qui entrave la liberté des uns au profit des autres pour des questions de religion, de couleur de peau, de sexualité, de différence en tous genres, me dégoûte et m’émeut au plus haut point. Devant le monument aux morts du Sanglant Dimanche, comme dit la chanson de Jacques Martin : « Il pleut sur mes lunettes »… 

De nouveau sur les hauteurs, le Craft Village et ses portes aux couleurs vives me remonte le moral. 

Plus loin une surprise : l’immensément orange et gothique cathédrale, malgré l’heure tardive, est encore ouverte. Nous nous y engouffrons. Déception : on y donne un concert et les gens qui entrent là sont munis de billets ! Nous hésitons quant à en prendre un mais le prix nous dissuade vite. La peur de ne rien trouver à dîner en sortant n’est pas non plus pour rien dans notre choix. L’appel du ventre se fait d’ailleurs déjà sentir. 

La pluie n’enlaidit pas cette belle cité fortifiée et cossue, et ne l’assombrit pas non plus ; les affrontements, la liberté bafouée, l’exclusion, la stigmatisation y sont encore palpables et semblent prêts à se réveiller au moindre coup de vent. Il est difficile de s’y sentir léger et l’eau froide qui nous tombe dessus n’y est pas pour grand chose. C’est à nouveau au Craft Village que nous trouvons refuge : une belle table nous accueille à l’abri de la pluie. L’amitié, la Guiness et la soupe chaude sèchent bientôt l’humidité infiltrée dans nos os et allège mon cœur lourd des siècles d’injustice que la ville symbolise. 

Carnet d’adresses

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