Été 1983. J’ai onze ans. En septembre je ferai mon entrée au collège. J’ai choisi comme matière optionnelle Grec Ancien. Mon intérêt pour l’antiquité, les sites archéologiques et surtout la mythologie ne sont pas pour rien dans cette orientation. En attendant la rentrée, pour m’avancer, j’apprends l’alphabet, celui d’Homère, ces signes étranges et incompréhensibles pour la plupart de mes compatriotes. J’apprends leur nom, je reconnais leur forme. Tout cela se grave en moi de façon aussi indélébile que les chansons de France Gall. Dans les mois suivants, l’égyptologie détrônera bien vite dans mon cœur les idylles et les divins exploits de Zeus et de ses compères. Mes notes en grec, quant à elles, resteront au même point que la dénomination de ladite langue : mort.
Août 2002. Jean-Jacques m’emmène à Mykonos, ma porte d’entrée pour la Grèce. Comme par magie, le fameux alphabet appris quelque vingt ans plus tôt, incrusté dans un repli de mon cerveau, refait surface et me permet de déchiffrer les plaques de rues et les menus des tavernes. Sans pour autant alors comprendre le sens de ce que je lis. La langue morte reprend vie sous mes yeux et plus encore dans mes oreilles. J’apprends quelques mots, certains étudiés au collège ressuscitent. Je m’amuse à passer commande en m’appliquant sur l’accent.
Depuis, je suis souvent retourné en Grèce. À Mykonos, bien sûr, puis au fil des ans Athènes, Delphes, les Météores, Parga, Santorin, la Crête… à chaque voyage de nouveaux mots s’ajoutent à mon maigre vocabulaire, et des paysages inédits à mon album.
Après trois étés passés à sillonner la France, deux années covidales des plus anxiogènes, nous tenions absolument à quitter l’Hexagone pour les vacances. La Grèce nous ouvre les bras, ou pour être plus exact les doigts puisque c’est un tour du Péloponnèse que nous nous organisons avec Jean-Claude. Le voyage ne peut débuter autrement que par une visite à Hélène, sa meilleure amie, à Athènes, où elle vit depuis maintenant cinq ans.
J’y retrouve la chaleur étouffante, le bleu infini du ciel, la nourriture simple et roborative, l’art de vivre à la grecque que j’aime tant et bien évidemment la langue et son fameux alphabet. Seuls le bruit et l’agitation manquent – presque – à l’appel, tout comme les touristes…
Nous déambulons dans une Athènes relativement calme. J’entraîne Jean-Claude au Stade Panathénaïque, entièrement restauré à la fin du XIXe siècle à l’occasion de la première édition des jeux olympiques modernes. Je n’avais jamais pu y entrer. C’est chose faite. Audioguide à l’oreille et appareil au poing, nous nous amusons de ceux qui, pour la photo, prennent la pause comme de grands athlètes. Nous interrogeons sur d’étranges colonnes bicéphales placées à chaque virage, d’un côté le visage d’un homme âgé, barbu, de l’autre celui d’un jeune homme, imberbe. Sur le piédestal, dénué de tout ornement, est cependant visible, côté damoiseaux un sexe masculin tout a fait reconnaissable… Quel symbole se cache derrière ce qui est révélé ? Le guide auditif n’en dira rien.
Le soir venu, Hélène nous fait découvrir Exárcheia (Εξάρχεια), le quartier des anarchistes. C’est là qu’en novembre 1973 le soulèvement contre la dictature des colonels prend forme, les émeutes de 2008 y verront le jour… Il y souffle depuis toujours un vent de liberté, aujourd’hui on y accueille les réfugiés, autant que les artistes, les gauchistes. Historique et rebelle il n’en est pas moins agréable à fréquenter et offre, entre ses peintures murales, de belles terrasses colorées où piaffe une jeunesse bariolée et alternative.
Nous dînons d’une pléiade de mezzés, largement arrosée d’ouzo, dans un endroit aussi confidentiel qu’incroyable : une ancienne école reconvertie en taverne.
Le réveil est à l’opposé de la douce soirée que nous venons de passer : brutal, une sonnerie en forme de sirène d’alarme malencontreusement sélectionnée en est la cause. Mon esprit embrumé, à quelques minutes du départ devant un café chaud n’aspire qu’au silence, à un éveil aussi délicat que la ouate de chaleur qui commence à envelopper la ville. Hélène, déjà sur le pont, nous narre avec force le récit de sa fraîche excursion chez le boulanger du coin : elle pensait ne pas trouver la miche qu’elle choisit habituellement vu l’heure matinale et heureuse du contraire en fait part au commerçant. Celui-ci s’offusque et soutient que quelle que soit l’heure ce pain est toujours disponible !
- ποτέ, ποτέ* ! hurle Hélène hilare mimant la colère du dit boulanger.
Merci. Un mot de plus dans mon escarcelle, mais s’il te plait : moins fort…
*poté : jamais