Cette journée devait être celle qui nous conduirait aux îles d’Aran. Nous avions étudié les trois îles, leurs attraits, les horaires des traversées au départ de Doolin, convaincu Anne-Laure de monter sur un vélo si besoin… choisi la plus petite, Irish Oirr, notamment parce que son temps d’accès était le plus court depuis Doolin, décidé de prendre le bateau à 10h et de rentrer avec celui de 13h45, ce qui nous laissait, en un peu plus de trois heures sur place, amplement le temps de visiter l’île de 4 km de long et d’atteindre Galway de bonne heure… bref tout était calé sauf… le temps. La veille nous nous étions rendus à Doolin pour réserver nos billets de bateau mais quelle que soit la compagnie la réponse était la même :
Ah malheureusement demain il n‘y aura pas de traversée, la mer est trop mauvaise. Appelez le matin au cas où…
Nous ne prendrons même pas la peine d’appeler et changeons notre fusil d’épaule : adieu îles d’Aran, adieu jolis moutons à la célèbre laine ! bonjour Galway, bonjour jolies boutiques de pulls !
Nous longeons le Burren par la côte avec l’envie de visiter l’abbaye de Corcomroe et le Dunguaire Castle. Là, comme la veille, le calcaire s’étale de chaque côté de la route ; jusque dans la mer. Quelques vaches paissent ici aussi en toute liberté. Le ciel menace encore et verse ça et là son trop-plein. Entre les gouttes nous perdons la trace de l’abbaye. Le château, lui ne nous fait pas défaut. Un parking est même indiqué en amont. Depuis mes premiers pas sur l’île je me demandais à quoi pouvais bien ressembler l’habitat traditionnel irlandais. Si dans les villes les maisons basses aux façades colorées étaient facilement identifiables, les campagnes, elles, ne nous proposaient que des pavillons « Phœnix » sans âme, aux grandes baies vitrées donnant sur de lourds fauteuils aux tissus fleuris et des collections de cadres envahissant de massifs buffets cheap en faux acajou. Ces pavillons s’inspirent-ils, au moins dans leur forme, des « home sweet home » que bâtissaient les habitants de l’île avant l’apparition du béton ? Peu probable… La tradition voudrait, d’après nos guides, des maisonnettes de pierre, à un étage, couvertes de chaume. Et jusqu’à présent le chaume s’est fait plus que rare : aucune chaumière ne s’est inscrite dans notre paysage. Quand soudain ! En lisière du parking : deux d’un coup ! Sont-elles neuves ou restaurées à grand renfort de crépi ? Peu importe, elles ont un étage et un toit de chaume ! Nos premières maisons irlandaises !
Le château de Dungaire, lui, n’est pas couvert de chaume, il est gris, petit et ne se visite qu’en partie. Pas de guichet à l’entrée, personne à questionner ; nous reprenons la route un peu déçus. L’un de nos guides papier indique non loin de là un puits magique : voilà qui est intriguant ! L’Irlande est comme la Bretagne, prête à succomber à tous les mystères, à toutes les magies : des cavaliers sans tête, les Dullahan, y courent la lande, des chaudrons emplis de pièces d’or poussent au pied de chaque arc-en-ciel, gardés par des leprechauns cordonniers et farceurs, on y craint la Banshee, faucheuse locale, qui n’apparaît que pour annoncer un trépas, les loughs sont remplis de merrows (sirènes) détestant les humains et toujours prêtes à leur faire des crasses, et toute femme craint de voir son nourrisson enlevé et remplacé par celui, difforme, d’une fée… alors pourquoi pas un puits magique ! C’est une petite construction gothique, au bord de la route, que nous aurions sans aucun doute laissé passer si l’on ne nous l’avait pas signalée. Nous y cherchons les traces d’une quelconque sorcellerie ou d’une présence elfique, mais ne trouvons qu’un peu d’eau stagnante et quelques piécettes.
Notre hôtel à Galway est en plein centre, à quelques mètres du quartier piétonnier… heureusement car le soleil ne daigne toujours pas nous honorer de sa présence, contrairement à la pluie. Nous nous réfugions dans un pub comme je les aime : labyrinthique, boisé, chaleureux, les murs tapissés d’affiches de théâtre. Une soupe bien chaude et épicée chasse l’humidité de nos os.
En sortant nous constatons incrédules que la pluie a cessé, mais pour combien de temps ?
Galway n’est peut-être pas la plus jolie ville d’Irlande mais elle est plutôt agréable à la promenade, et elle tient ses promesses : des boutiques de tricot à profusion ! Nous les visitons presque toutes, et en ressortons chargés de bonnets, chaussettes, gilets, chemises. Encore heureux que notre budget soit limité, tout comme le coffre de la Fiat 500 ! Profitant de l’éclaircie, une jeune fille a installé une planche de contreplaqué à même la rue, elle y fait claquer ses « hard shoes » au rythme d’un bodrhan. Voilà qui est typique ! Je n’ai encore jamais vu dans les rues de Montmartre de demoiselles danser la sardane ou la bourrée auvergnate…
À la nuit tombée Galway se révèle encore plus intéressante. Nous avions déjà rencontré deux des piliers de la « culture » irlandaise : la pluie et les moutons ; il ne manquait plus que la musique… Cette musique irlandaise reconnaissable entre toutes, exportée, récupérée, adaptée, perpétuée aux quatre coins du monde ! Dansante et légère dans les reels et les jigs, nostalgique et militante dans ses laments et ballads chantés. Jean-Claude nous en parle avec passion depuis le début de notre voyage et assure qu’à Galway nous pourrons passer une soirée musicale typique. Au (?), un pub tout en longueur, nous nous frayons un chemin parmi la foule et trouvons un petit coin, debout, non loin du bar où nous pouvons apercevoir les musiciens postés à côté de l’entrée sur une petite estrade, assis sur des banquettes. Nous ne sommes bien évidemment pas les seuls touristes mais les locaux tout aussi nombreux, garantissent tant que faire se peut l’authenticité de la soirée. Un violoneux et son fidèle fiddle, un flûtiste et son whistle, et deux accordéonistes. Nous nous guinessisons le gosier. Anne-Laure hésite sur la boisson qui s’accordera le mieux à l’ambiance. À quelques centimètre de nous, au comptoir une femme trempe ses lèvres dans une boisson dorée et fumante : un thé ? non : un whisky chaud ! Elle propose à notre amie d’y goûter. Cette dernière, en bonne hygiéniste, refuse, avec un grand sourire, de boire dans le même verre qu’une inconnue, aussi sympathique soit-elle… l’inconnue insiste, Anne-Laure s’obstine. Devons-nous intervenir et expliquer à cette dame que notre amie ne partage même pas notre bouteille d’eau alors que nous nous connaissons depuis des années ? Un chant triste et beau vient interrompre cette joute un peu gênante et Anne-Laure opte pour un verre de vin. Profitons. Les minutes qui s’écoulent sont magiques. La musique apaise, réunit, et chasse la pluie. Tout autour de nous : des sourires.
Plus tard un autre pub, pour dîner. Celui-ci est immense. Au centre un parquet de danse et juste derrière une poignée de musiciens. Quelque chose se prépare. L’ambiance festive est palpable. Ça rit, ça parle fort. Il y a beaucoup d’Américains, probablement là à la rencontre de leur passé. Toutes les tables sont occupées… nous dînons seuls dans une seconde salle, au calme, mais quand la musique se fait entendre nous rappliquons dare-dare ! Les Yankees ont appris les danses de leurs ancêtres et nous en font maintenant la démonstration dans un joyeux brouhaha. Ça tape, ça glisse, ça tourne, ça virevolte. C’est très gai et plein d’une belle énergie mais beaucoup moins poignant que le concert auquel nous avons assisté plus tôt. Nous suivons quelques quadrilles et c’est le pied léger et des violons plein la tête que nous rentrons à l’hôtel par les rues sombres de Galway endormie.