Nous abandonnons la Castel View House, ses seize Américains, ses chiens et Michael – qui à la suite d’une poignée de main énergique se précipite pour nous faire à chacun, en bonus, la bise ; les Français ayant séjourné ici lui ont probablement expliqué que c’était la coutume chez nous… J’avais choisi cet hébergement non pas pour la vue sur les ruines du château (ni pour les bises mouillées des autochtones) mais pour sa proximité avec Tarbert. De là, à la demie de chaque heure, part un bac vers Killimer, sur l’autre rive de la Shannon River, évitant ainsi un gros détour par Limerick. O-pti-mi-sa-tion ! On a beau chercher à éviter les trajets inutiles, on n’est jamais à l’abri d’impondérables, comme, ce matin-là, l’apparition d’un camion de la voirie chargé de nettoyer le petit pont de pierre qui relie l’île Carrig à la terre ferme… attendre patiemment… Puis de nouveau, quelques minutes plus tard, dans la file des voitures, attendre, l’arrivée du bac. Attendre, encore, que le traversier traverse. Attendre, enfin, que Jean-Claude ait nettoyé la voiture assaillie par l’eau de mer sur le bateau. Attendre, s’offrir ce luxe, puisque nous économisons plus de deux heures de route en évitant le contournement de la rivière. Devrons-nous attendre également le soleil, qui, depuis notre réveil se montre un peu timide ? C’est plus que probable…
Killrush, Kilkee, Doonberg, Quilty, Lahinch, nous traquons comme toujours les routes dites « touristiques », bordées de vert sur notre carte, encadrées de pâturages, traversant de petits bourgs un peu tristes que quelques façades colorées n’arrivent pas à égayer, longeant quelques plages. Parfois, au loin, des falaises noires tranchent sur le vert des prairies.
Notre ascension vers le désert de Burren (le pays pierreux comme l’appellent les Irlandais) se fait par le chemin des écoliers, ce qui nous permet de voir le paysage changer, s’élever, se vallonner. Les murets de pierres délimitant les parcelles de terrain se font plus rustiques, désormais composés de gros cailloux gris clair plus entassés qu’empilés avec soin. La terre s’émaille de roches, raréfiant l’herbe verte. Entre Corofin et Kilfenora, la silhouette austère du Leamaneh Castle m’évoque un bâtiment de film d’horreur, une prison ou un pensionnat où règneraient encore quelques fantômes égarés. La ruine ne se visite pas ; nous poussons jusqu’au Burren National Center. De vieilles photographies, des tracés géologiques, des explications sur la flore de la région – 600 espèces de plantes répertoriées dont certaines se retrouvent dans les Alpes, en Arctique, ou sur le pourtour méditerranéen… Lorsque nous déclinons le visionnage d’un film documentaire, la réponse de la femme chargée de l’accueil ne se fait pas attendre :
Nous sommes un musée national pas un arrêt pipi !
C’est noté madame.
Musée national ou non, nous préférons les grands espaces… et les petits chemins. Celui sur lequel nous roulons, à la recherche d’un cairn, nous mène sur un plateau où de belles vaches s’ennuient sous un ciel plombé. Peu d’herbe à brouter et probablement encore moins de visiteurs… il faut bien se rendre à l’évidence nous sommes égarés : pas de cairn en vue. Mais nos errements nous valent un beau paysage et de placides bovins prêts à prendre la pause devant nos appareils.
Nous aurons plus de chance avec le dolmen de Poulnabrone, lui au moins est bien indiqué ! Au milieu de l’immense plateau karstique, ce sol calcaire aux innombrables crevasses représentatif de la région, s’élève un tombeau néolithique. L’endroit est beau, sauvage, battu par les vents, aucun arbre pour les freiner, le ciel menace de crever à tout instant. Devant la construction en table (pour géants) une femme, seule, debout, semble se recueillir. Étrange. Bon ma p’tite dame faudrait peut-être penser à décaniller, nous aussi on aimerait se recueillir sur le tombeau de nos ancêtres du néolithique mais on souhaiterait surtout que votre doudoune rose n’apparaisse pas sur toutes nos photos ! Ce désert de calcaire ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà vu en terme de paysages. C’est fascinant, presque irréel. Le ciel et la terre se répondent en mêmes nuances de gris. La phrase, attribuée à Edmond Ludlow (officier sous les ordres de Cromwell lors de la conquête de l’Irlande en 1651), au sujet du Burren, présente dans tous les guides, et que nous nous répétons à l’envi depuis quelques heures, prend soudain tout son sens : « C’est un pays où il n’y a pas assez d’eau pour noyer un homme, pas assez d’arbres pour le pendre, pas assez de terre pour l’enterrer ». Il est tout de même étonnant qu’un Anglais en arrivant là, même en temps de guerre, n’ait qu’une idée en tête : noyer ou pendre un homme…
La route, vers la mer, jusqu’à Ballyvaughan, entre les montagnes grises. Puis de nouveau vers le sud, après s’être rempli la panse. Le ciel a fini par crever. La Chanson de la Pluie* nous accompagne jusqu’à Doolin.
Sur le petit port le ciel se fait plus sombre encore. Il ne fait pas encore nuit mais c’est tout comme. La nature semble vouloir nous montrer sa toute-puissance. La mer, agitée, est noire. Tout comme la roche à nos pieds. Au loin les falaises disparaissent sous un rideau de pluie. Le soleil tente malgré tout de se frayer un chemin à travers les nuages donnant à ce tableau maritime une lumière romantique et des teintes surréalistes. Surréaliste également la scène qui se déroule sur le parking du port : une camionnette s’arrête à ma hauteur. À son bord un homme assez élégant, qui se dit anglais (carte d’identité à l’appui), et sa femme, plus habillée pour tourner un film qui aurait mérité un rectangle blanc dans les années 70 que pour faire une promenade sous l’orage. Il m’explique alors qu’il n’a plus un rond, qu’il aimerait m’emprunter vingt euros pour mettre de l’essence dans son tas de ferraille, qu’il me les renverrait dès qu’il serait rentré chez lui… Leur manège est bien rodé mais c’est pas parce que je suis humide que mon cerveau s’est ramolli ! Quel fatras de conneries ! Nous regardons incrédules le combi démarrer en trombe vers d’autres touristes pigeonnables. Une éclaircie se fait sur la route des falaises de Moher, dernière étape de la journée, mais elle est de courte durée et c’est de nouveau sous un ciel anthracite, larmoyant, bousculés par un vent glacé que nous nous promenons à 200 mètres en aplomb de la mer.
Un jeune homme intrépide a décidé de braver les interdits et passé la barrière de protection jusqu’au bord du précipice. Il a installé son pied et prend probablement des photos comme nous ne pouvons le faire… C’est le moment que choisit la doudoune rose de Poulnabrone pour refaire une apparition dans notre paysage ! Cette fois il n’est pas question de recueillement mais de dénonciation : elle est en train d’expliquer à l’un des gardiens du site qu’un jeune intrépide s’est installé au delà du périmètre autorisé pour prendre quelques photos… mais de quoi je me mêle ?! Le rebelle se voit sifflé et sommé de rejoindre le maigre troupeau de touristes sur le sentier délimité. En temps de guerre vous auriez fait des merveilles madame ! Nous profitons tant que faire se peut de l’incroyable paysage
Après cette journée pour le moins humide rien de tel qu’un bon feu et une Guiness (un Irish coffee pour Anne-Laure) au restaurant-pub de l’hôtel à Lahinch…