J’ai grandi dans la Somme.
Cette phrase je l’ai souvent entendue dans la bouche de mon père pourtant parisien de naissance. Ma grand-mère paternelle enveuvée à peine deux ans après la fin de la guerre, ne pouvant élever seule ses enfants prit la douloureuse décision de confier le petit dernier à de la famille dans la Somme. Mon père passa donc trois ou quatre ans à Jumelles chez une vieille tante bigote et acariâtre (pléonasme ?) – personne n’a jamais su quel était réellement son lien de parenté avec mon aïeule. Il en resta marqué à vie et la Somme devint le symbole de la déchirure, de la séparation, du froid, des pleurs. Quant à ma grand-mère, elle gardait le souvenir de champs de patates infinis, qu’il fallait récolter à chaque fois qu’elle y venait passer quelques jours. Lorsqu’on additionne tout cela on obtient la Somme qu’ils m’ont transmise…
Aujourd’hui j’en découvre une autre. Celle de la baie, du Crotoy, de Saint-Valery, du phare du Hourdel… Des phoques, que l’on devine, étendus sur un banc de sable clair au large du blockhaus de Cayeux-sur-Mer, minuscules ombres chinoises entre le ciel et l’eau. De la brique rouge, partout, tant pour les bâtisses cossues que pour les cabanes de pêcheurs. De la mer qui se retire loin laissant le sable à découvert sur des dizaines de mètres deux fois par vingt-quatre heures. De l’incroyable lumière irisante distillant ses éclairages comme elle le ferait pour une scène de théâtre, à la manière d’un Caravage. Du village de Rue où le gothique côtoie la brique et les colombages. Du Parc de Marquenterre où les cormorans dansent avec les roseaux. Des stations balnéaires au charme suranné, légèrement désuètes. Nostalgique comme une chanson de Vincent Delerm.
Cette Somme me plaît beaucoup plus. Si la mer avait remplacé les champs de patates, la trajectoire de mon père aurait-elle été différente ?