Je me suis réveillé à cinq heures du matin. A travers l’épaisse vitre de mes deux sabords , je pouvais voir, telles des colonies isolées de lucioles jaunes et
blanches dans l’obscurité encore totale , les lumières veilleuses de deux ou trois villages martiniquais.
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Dix-sept. heures (vingt-trois heures à Paris). Cette Martinique vers laquelle notre cargo a fait route jour et nuit, d’une seule traite, propulsé par des machines infernales qui, titanesques, ne se sont pas arrêtées une seule fois – cette Martinique est, depuis ce matin, devant nous, à quelques jets de galets; on distingue les habitations, la verdure luxuriante, les montagnes enveloppées d’une brume qui les relie aux nuages ; en ce jour férié, tels des insectes énervants aux couleurs fluorescentes, des surfeurs viennent narguer notre gros bateau avant de regagner la terre. Serions-nous victimes d’une mystérieuse quarantaine?
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Dix-neuf heures (une heure à Paris). Nous accostons enfin. Il souffle un petit vent agréablement rafraîchissant. Sous le ciel rose foncé moucheté de nuages gris-noir qui participent à l’imminence de la nuit, Fort-de-France brille silencieusement de toutes ses lumières éparses. En face de nous, de l’autre côté de la rade, se repose avec dignité un très beau paquebot blanc (celui du marquis di Gorgonzola, l’affreux Rastapopoulos ?) décoré de bout en bout par une grosse guirlande lumineuse. L’atmosphère, encore si lourde il y a une. heure ou deux, est maintenant féerique et sereine, presque onirique.
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Dix heures quarante (seize heures quarante à Paris). Je me trouve dans un estaminet du centre de Fort-de-France. Je viens de vivre, une fois de plus, le cauchemar de mes défaillances cérébrales. En pleine rue, j’ai petit à petit perdu la vue des couleurs, et finalement mon corps a chancelé ; je me suis aussitôt affalé sur le bord du trottoir. J’ai essayé de me détendre et de récupérer un peu. J’avais trop marché dans les rues encombrées, sous un soleil de plomb, à la recherche désespérée d’un café ou d’un banc où je pourrais m’asseoir, car j’avais pressenti l’imminence de la syncope. Hélas! (peut-être n’était-ce qu’une impression? Ou mon délire montant m’empêchait-il de les voir?), il y a très peu de cafés et de bancs au centre de la ville. La plupart doivent se trouver en bord de mer. Néanmoins , j’ai fini par trouver. Je me suis fait servir un Coca. Je crois que je vais retourner à bord très vite, pour m’allonger. Le constat est amer : je ne suis plus capable de marcher plus de cinq ou dix minutes sans problèmes de vision, d’équilibre d’épuisement. En dehors de la souffrance physique proprement dite, heureusement peu fréquente c’est l’une des servitudes les plus pénibles que m’impose mon corps malade. En Europe, j’essayerai de retrouver la canne de feu mon grand-père..
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Dix-huit heures (minuit à Paris). J’ai repris le dessus, je me sens mieux. Maintenant je parviens même à sourire avec amusement à l’idée que ce matin, lors de l’incident, tous les Martiniquais étaient devenus blancs.
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Depuis maintenant plus d’une heure, je suis paisiblement attablé à la terrasse d’un vieux bistrot créole peint de couleurs qui naguère ont dû être vives et joyeuses : jaune, vert, rouge, bleu clair. Sa petite façade est aujourd’hui moins éclatante et tout lézardée. Ce sont le temps et le Temps qui lui ont grignoté sa flamboyance, lui substituant un charme différent.
Cet endroit se situe Place de la Victoire, dans le vieux quartier de Pointe-à-Pitre. Je m’y sens bien. Il est ombragé par la verdure de nombreux arbres, une verdure dense, foncée et frémissante dans la brise placide qui rafraîchit. (Comment imaginer qu’un arbre séculaire fut déraciné par un ouragan ici même, il y a quelques années, comme l’atteste, avec sobriété et solennité, une plaque officielle financée par la municipalité ?) Oui, réellement, je me sens très bien ; rien à voir avec le calvaire que j’ai subi hier à Fort-de-France.