Nous fuyons Founikounda, ses familles, ses bars, son charme racoleur, entre les collines de la Messinie couvertes de garrigue au parfum de fenouil sauvage. Viennent ensuite les champs d’oliviers plongeant vers la mer avec en fond de toile les hautes montagnes bleutées du Magne. À l’approche de Kalamata, la mer disparaît de notre champ de vision, le paysage s’appauvrit… L’urbanisation pointe. À la recherche d’une petite plage pour un dernier bain et un déjeuner avant de partir à l’assaut de la route de montagne qui nous conduira à Mistra, nous nous fourvoyons : cette petite plage n’existe pas. Ou plutôt si, la côte au sud de Kalamata n’est qu’une succession de clubs de plage, hôtels, restaurants, parasols, transats. Tant de monde pour si peu d’espace. Le tourisme de masse dégueule sa crasse criarde et invasive. Nous nous noyons dans un embouteillage nauséabond ! L’envie de baignade se dissout en nous !
Après ces improbables bouchons, la route nous appartient, épanouie, coursant un canyon, grimpant toujours plus haut, tournoyant entre les sommets. La température, elle, s’affaisse. Vingt-cinq. Nous déjeunons dans une taverne quasiment troglodyte. Une cascade. Une oasis, un refuge pour randonneurs. Le lieu est couru des Grecs qui cherchent la tranquillité, la fraîcheur, loin de Kalamata. Encore la route qui serpente. Monte et descend. Tourne encore. De grands virages creusés dans les roches, au-dessus du vide : une gorge qui dégringole l’autre flanc jusque dans la plaine de Sparte. La température suit une courbe inverse. Aussi franche que les virages, Mistra éclot sous nos yeux. Majestueuses ruines dominant la vallée de l’Evrotas, joyau millénaire serti de montagnes.
L’histoire de Mistra est assez complexe – du moins pour ceux qui comme moi maîtrisent mal celle de la Grèce en général… il n’en demeure pas moins que ce site, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, est une pure merveille : les vestiges d’une ville entière suspendus au-dessus de la plaine agricole de Sparte, ruelles, passages, maisons, chapelles, monastères, couvents, et château fortifié pour chapeauter le tout. Vu l’étendue du site, et la chaleur ambiante, il faudra nous y reprendre à trois fois pour tout voir. Et ni les mots, ni les photos ne pourront rendre la richesse de ce site incroyable éclos dans un paysage grandiose.
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À Mistra notre hôtel est un vaisseau fantôme. Il ne figure pas sur les cartes et les GPS deviennent fous à tenter de l’atteindre. C’est une très vieille bâtisse en L, magnifiquement restaurée, flanquée de deux vergers, légèrement à l’écart du centre. Je ne serais pas surpris d’apprendre que ces vieilles pierres abritent quelques esprits.
Le personnel lui-même pourrait en être tant il est étrange. Yannis, le veilleur de nuit, tout d’abord, aussi rassurant que le majordome qui accueille au manoir le jeune couple égaré au fond des bois sous la pleine lune. Chaque soir, à notre retour de dîner en ville, cette longue silhouette, sombre, masquée, aussi inquiétante qu’excitante (il faut dire que j’adore les films d’horreur) viendra s’enquérir de la qualité de notre soirée, et nous souhaiter une bonne nuit sur un ton monocorde ne laissant filtrer aucun sourire. Glaçant. À notre réveil c’est Maria qui nous souhaite le bonjour. Cette femme gironde semble, elle, tout droit sortie de Downtown Abbey. Maria parle un anglais impeccable et pointu, portant la voix comme une nurse pour annoncer à nos oreilles encore endormies : What a lovely day ! D’où vient-elle ? Où a-t-elle appris cet anglais châtié, ce maintien ? A-t-elle vécu en Angleterre ? Au XIXe siècle ? Maria ne dévoile rien. Maria fait son travail, du mieux qu’elle peut. Avec componction, flegmatique. Of course, Sir ! Existe-t-elle vraiment ?…
Si ces deux-là pourraient facilement passer pour des revenants, Regina et Arthur, couple de Belges en vadrouille, que nous croisons au monastère de Pantanassa, eux sont bien réels. Ils sont jeunes, beaux, et voyagent comme on peut le faire à leur âge : sans filet (ou presque). Ils n’ont rien réservé, dorment à la belle étoile, se douchent avec une poche d’eau accrochée aux branches des arbres…
- Wow c’est roots comme vacances !
Arthur rit :
- Oui, dans un sens, mais on roule en SUV…
Ils s’interrogent sur la suite de leur périple, nous parlons de ce que nous avons vu : les villages perchés, Olympie, les citadelles de Messenie. Ils nous racontent Monemvasia où ils étaient hier, la plage où ils ont dormi, striée d’empreintes de tortues à leur réveil à l’aube… Nous les écoutons, un sourire béat aux lèvres.
C’est également ça voyager : rencontrer, partager avec des inconnus des instants de vie, une bière, un repas, une visite, quelques mots.
Nous ne savons d’eux rien de plus que ce qu’ils nous ont dit, ne les reverrons probablement jamais et pourtant je n’oublierai pas les baisers de Regina à la fenêtre de son SUV filant vers Sparte assister à un spectacle de danse contemporaine…