1 décembre 2019
Beyrouth – Révolution(s)

Manger local fait partie des plaisirs du voyage ! Certes, mais… Au petit-déjeuner j’évite tout de même de m’aventurer trop loin : de la charcuterie, des patates, des œufs, des gâteaux, des fruits, pas de soucis. Quand on commence à attaquer le poisson (comme en Écosse) je suis déjà moins chaud… Ce qui était proposé au buffet matinal de l’hôtel était très probablement typique mais, il faut bien que je le confesse, ne me faisait absolument pas envie ! Je suis totalement incapable de dire si c’était bon ou non, je n’ai rien osé goûter. Pas très aventureux le barbu. Alors pour ce deuxième matin nous préférons chercher un autre endroit où boire notre café. C’est dans une ruelle perpendiculaire à Hamra que nous nous attablons, en terrasse (le soleil est déjà chaud ce matin). 

Comme nous sommes les seuls clients, le serveur prend le temps d’échanger un peu avec nous ; il ne parle pas plus français que les autres mais il nous apprend que trois de ses oncles – médecins – vivent à Paris… Les Beyrouthins ayant déserté en masse leur sol depuis la fin du XIXe siècle et notamment au cours des années de guerre, ils sont désormais près de 14 millions en dehors des frontières, de l’Argentine au Québec en passant par la France, contre seulement quatre au dedans. Des siècles que les populations se déplacent, fuyant les conflits, la famine, les dictatures, et l’on voudrait aujourd’hui fermer nos frontières aux réfugiés… No comment ! 

Pendant que nous finissons notre omelette, un chat, habitué des lieux, cherche à glaner quelque nourriture. Il gagnera un grand bol de lait. Mais quelque chose se trame autour du félin : un groupe de trois hommes, accompagnés d’un enfant, carton à la main et coffre de la voiture ouvert, semblent vouloir mettre en place un stratagème pour l’attraper. Quels sont leur desseins ? Tout cela ne nous plaît guère. Bien qu’ils nous sourient, cherchant à nous amadouer, nous ne les quittons pas du regard (noir il va sans dire). Devant l’animal insensible à leurs appels et notre présence hostile, ils finissent par déguerpir. La partie est gagnée. Pour cette fois…

Nouvelle balade, nouveau quartier jusqu’au Raouché ; il nous a échappé hier au coucher du soleil, nous le verrons au grand jour. Comme partout dans la ville les constructions se mélangent, plus ou moins récentes. De nombreux édifices en construction paraissent abandonnés. Faut-il là aussi s’interroger sur la corruption dans l’immobilier ?… Nous n’aurons pas de réponse à nos questions. 

Le site naturel de Raouché ne semble, lui, être l’objet d’aucune malversation, je regrette cependant qu’on y ait construit à même la falaise des restaurants dénaturant le lieu. En contrebas pêcheurs et pique-niqueurs se retrouvent ; l’endroit est populaire malgré l’absence d’aménagements, transformé par la force des choses en dépotoir géant, chacun abandonnant là, en l’absence de poubelle, qui les reliefs de son repas, qui sa canette de Fanta ou son bidon d’huile… La protection de l’environnement a encore de beaux jours devant elle, ici comme ailleurs. 

Heureusement gratuité ne rime pas forcément avec irrespect. Au musée Sursock l’entrée est libre ; le bâtiment, immaculé, est une folie italo-levantine, de 1912, coincée entre les immeubles et l’accueil s’y fait en français. Tout est beau, propre… et calme… forcément puisque nous sommes quasiment les seuls visiteurs. Nicolas Ibrahim Sursock devait sans doute lui aussi s’y sentir bien seul, célibataire endurci, ne supportant aucun contact humain, il vécu là, amassant les œuvres d’art, avant de léguer à la ville la bâtisse et son contenu. Nous découvrons en toute quiétude les collections d’art moderne libanais, prouvant s’il en était besoin, que les révolutions culturelles et picturales du XXe siècle n’ont pas eu lieu que dans les pays occidentaux. Au premier étage quelques sculptures et peintures rassemblées, pour une (petite) exposition temporaire, sous le titre Picasso et la famille, font la joie d’enfants et de leurs mères. Au sous-sol, une autre au sujet d’Helen Kar, à laquelle je ne comprends pas grand chose. Un tableau cependant me fait beaucoup rire : toute la surface est couverte d’un rose-pêche à l’exception du coin inférieur droit où la peinture s’arrête formant une petite paire de fesses. 

Lorsque nous quittons les lieux un couple de (futurs ?) mariés et leurs demoiselles d’honneur, en grande tenue, robes moulantes plus qu’il n’en faut, fendues un peu trop haut, maquillées au rouleau, se font tirer le portrait devant l’escalier ouvragé. On ne fait pas – toujours – dans la sobriété à Beyrouth. 

Non loin, les escaliers de Saint-Nicolas, où quelques tables ont été dressées, me rappellent les ruelles de Plaka. Le ciel se voile un peu et il ne fait plus suffisamment chaud pour déjeuner en terrasse, encore moins à l’ombre… mais le quartier de Gemmayzeh, très branché, regorge de cafés-restaurants (végétariens, bars à salades et autres joyeusetés tendances) autant que de galeries d’art et de boutiques de design. Chez Urbanista, où nous nous installons dans de gros fauteuils clubs, une bibliothèque de livres d’art est à disposition et la jeunesse beyrouthine vient s’attabler pour travailler (nous sommes les seuls à ne pas avoir un ordinateur ouvert sur la table), boire et manger. L’endroit nous plaît tant que lorsque nous décidons d’en partir il est trop tard pour rejoindre le musée national… Direction Saifi Village ; pourtant tout proche de l’hyper-centre ce petit quartier nous a échappé la veille. Pour le rejoindre nous devons traverser un immense carrefour. Dis comme ça, ça n’a pas l’air bien compliqué, mais… Deux énormes voies à passer, séparées par un îlot central. La première file vers le centre, descendant côté mer, la seconde vers les faubourgs rejoignant dans un virage le flot de voitures d’un boulevard qui ressemble au périph’. Nous attendons patiemment que le feu passe au rouge avant de constater une fois la moitié du chemin parcouru qu’il n’y a aucune signalisation pour réguler la circulation sur la deuxième partie du trajet ! Beyrouth : royaume de la bagnole ! Un enfer ! Nous manquons de nous faire écraser au moins trois fois ! Déclenchons un concert d’avertisseurs sonores… et tout ça pour quoi ? Un quartier entièrement neuf, bâti de maisons basses au style vaguement italien, aux façades pastel, vide de toute vie. Le Saifi Village est comme les souks : une carte de visite immobilière pour touristes sans âme, ni charme. 

La vie, la vraie, n’est pas bien loin pourtant : devant la mosquée Mohammad Al Amine se tient une manifestation. De la place des Martyrs au parlement la foule se presse, déambule, écoute les harangues, achète du jus de grenade pressé à la demande, danse au son de la musique, entonne des chants révolutionnaires, brandit des pancartes, agite le drapeau national… nous nous étions promis de ne pas fréquenter quelque rassemblement que ce soit mais l’éviter nous ferait faire un grand détour, nous nous mêlons donc aux manifestants pour constater, malgré la présence policière, celle des médias et de drones dont nous ne savons pas s’ils espionnent pour le compte des uns ou des autres, que l’ambiance est plutôt pacifique et bon enfant, bien plus que lors des rassemblements de nos « gilets jaunes »… Malheureusement la plupart des revendications, qu’elles soient orales ou écrites, se font en arabe et bien qu’au cœur de l’action nous n’en apprenons pas plus sur ces mouvements qui agitent le pays depuis quelques mois. Ce qui est sûr c’est que tous ces gens en ont assez ! Comme nous le lirons en rentrant, assez de la corruption, assez des politiciens véreux, assez de voir leur pays vendu au plus offrant, assez des manques de droits (LGBT entre autres), assez des magouilles financières et immobilières, assez de devoir se priver alors que le luxe s’étale partout… 

Nous rejoignons Hamra à pied. Le ciel s’assombrit, s’emplit de gros nuages noirs et, dans le soir qui descend, les tours en construction font ressembler à ville à Gotham City. Un Batman révolutionnaire viendra-t-il délivrer Beyrouth ?

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