Il est assis, face au bar avec deux ou trois amis. Son sourire est immense et lumineux. Ses yeux gris clairs pétillent de malice. Ses cheveux, qu’il porte courts, sont également grisonnants malgré son jeune âge. Il est beau. Il respire la vie. Un jeu de regard s’est installé entre nous. Valé qui m’accompagne ce soir-là au Piano Zinc joue les entremetteuses, et nous passons le restant de la nuit à nous rouler des galoches dans ma Micra blue lagoon. Le lendemain il part en voyage dans le désert. Un voyage dont il rêve. Le voyage d’une vie, et pour cause. Il est le premier homme que je vais aimer pendant plusieurs années. Je suis son dernier amour. Il le sait sans doute. Moi pas. Nous sommes au milieu des années 90 et le SIDA fait rage. Chaque semaine j’apprends qu’Untel s’est éteint, qu’un autre est reparti dans sa famille pour y vivre ses derniers instants, il ne reviendra pas. Entre copains nous appelons ça la grippe, pour désamorcer les angoisses, la douleur, la tristesse que sème cette saloperie dans nos vies. On sort, on boit, on danse, on fait les fous, on fait la fête, on vit, pour faire comme si… Les trithérapies n’ont pas encore été inventées ; les traitement existants – comme l’AZT – vous dézinguent complètement. Beaucoup préfèrent ne rien prendre et croire en leur bonne étoile. C’est le cas de Denis. Il est séropositif, depuis peu je pense, quand je le rencontre. Il n’en parle pas. Moi non plus. C’est plus simple pour tout le monde. Nous jouons aux autruches. J’apprendrai sa séropositivité des années après sa mort, de la bouche de Sophie (So Rismo), sa sœur jumelle, lors d’un déjeuner où elle comprendra qu’à l’époque je n’ai rien su. Qu’il s’était tu.
J’ai aimé Denis. Je l’ai accompagné comme j’ai pu. Jusqu’au bout. Sans savoir. Sans vouloir savoir. Officiellement c’est une septicémie qui l’aura emporté. Il n’avait pas trente-cinq ans.
Cette photo a été prise par Valé, le jour de mes 25 ans au Bon Aloi.