« If I-I-I-I Shou-ould stay »
Tout a commencé comme ça. Ou plutôt non ! Tout a commencé dix jours plus tôt lorsque Jean-Claude m’a dit :
- Tu peux prendre ton vendredi et ton lundi ?
- Bien sûr ! On part où ?
- Je ne sais pas encore…
Quelques jours plus tard il le savait bien évidemment mais ne voulait rien dire… Il pensait pouvoir garder la surprise jusqu’au départ… Tu parles ! Quelques indices, quelques questions bien senties et j’ai vite compris que nous décollerions le week-end suivant, pour passer quatre jours à Beyrouth !
Wow ! Beyrouth ! Mais c’est déjà l’Orient ça ! J’en rêve ! Il y a deux ans nous nous étions laissé impressionner par les recommandations du Ministère des Affaires Étrangères mais cette fois, alors que le pays fait la une des journaux par de massives manifestations depuis le mois d’octobre, Jean-Claude a craqué. Vingt degrés, du soleil, du dépaysement et une ville fascinante nous attendait.
« And I-i-i
Will always love you-ou-ou-ou »
… hurle Whitney Houston dans l’autoradio du taxi qui nous conduit de l’aéroport à l’hôtel, dans le quartier d’Hamra. Quelques secondes plus tôt, un écran, sur le tableau de bord, diffusait une vidéo tressautante – l’interview d’une manifestante. Je ne peux m’empêcher de chantonner et dans le rétro le chauffeur me sourit et me gratifie d’un « nice » juste avant que l’un de ses deux téléphones ne sonne. Dans la voiture trois écrans (celui de l’autoradio qui affichera bientôt le logo DVD, un autre éteint juste au dessus et le GPS) et deux téléphones… C’est un peu le bordel. Tout comme à l’extérieur ! Nous nous rendons vite compte que l’expression « c’est Beyrouth » pour désigner une situation anarchique n’est pas usurpée. La ville est un imbroglio de styles architecturaux, du plus ancien au plus contemporain, du plus décati au plus neuf. Nous remarquons également que certaines façades portent encore les traces de la guerre civile : des impacts de balles ! À cela s’ajoutent une conduite des plus aléatoire, des coups de klaxon quasiment en permanence, des odeurs de jasmin qui viennent par vagues emplir l’habitacle du véhicule… Plus tard en nous promenant dans le quartier autour de l’hôtel nous prenons conscience du grand mélange qu’est Beyrouth.
Chez nous les êtres, les cultures, les modes de vies ne se mélangent pas, les richesses se partagent difficilement. Ici tout s’emboîte comme un tétris Un H&M côtoie une boutique de voiles qui elle-même se frotte à un magasin de lingerie sexy, l’appel du muezzin précède de peu les cloches de l’église voisine. Nous sommes dans un quartier très vivant et pourtant il n’y a quasiment aucun éclairage municipal, les trottoirs sont presque inexistants et les passages piétons semblent ne pas avoir été inventés. Nous nous frayons comme nous pouvons un passage entre les grosses berlines et les SUV klaxonnants… Le bâtiment flambant neuf de l’hôpital américain jouxte celui de l’université sorti de terre dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Nous ne pouvons malheureusement pas y entrer sans carte d’étudiant. Des résidences de standing, des bars aux néons criards, des épiceries et des bureaux de change miteux, des boutiques de luxe, des vendeurs de rue, des chats errants, des hommes fumant la chicha sur le pas de leur porte… Voilà le joyeux bordel d’Hamra ! Les Champs-Élysées y rencontrent Belleville !
Chaque direction est indiquée en arabe et en français, tout comme les noms des rues (auxquels s’ajoute un numéro absent de notre plan), le protectorat français a laissé des traces. Les Libanais que j’ai pu croiser à Paris parlent un français impeccable, sans aucun accent, je pensais donc que la langue de chez nous faisait partie intégrante de la culture chez eux, pourtant, dans le taxi, à l’hôtel on nous répond en anglais… Nous posons la question à la serveuse du restaurant où nous nous installons pour déguster quelques mezzés :
- Parlez-vous français ?
- Rire. No. Only… Je t’aime beaucoup. And… Bonne nuit.
Les rares fois où nous entendrons parler français durant notre séjour seront aux abords de lieux culturels et d’éducation : musée, galerie d’art, lycée français… Ah la langue de Molière ! Celle des esthètes, de l’intelligentsia, des élégants de la cour de Russie, de l’aristocratie, des ambassadeurs et des consuls vêtus de blanc, coiffés de casques coloniaux, récitant du Ronsard aux jeunes Indochinoises et du Baudelaire dans les souks marocains, n’a pas su charmer durablement.
Le chauffeur qui nous ramènera à l’aéroport le dernier jour nous le confirmera :
- Le français c’est pas la langue du business !
Qu’on se le dise !… Tant pis nous pratiquerons l’anglais (notre arabe étant plus que rudimentaire).
Nous sommes presque en hiver et le soir tombe vite. Quelques tables au dernier étage piscinié de l’hôtel nous permettent de profiter d’une bière locale et de la température qui n’a quasiment pas baissé malgré la nuit noire.
Pour tard, en route pour le Bardo, seul bar référencé gay-friendly dans toute la ville, un groupe d’une vingtaine d’individus manifeste à grands coups de slogans et de chants – pacifistes ? révolutionnaires ? – devant une banque, encerclé d’une trentaine de policiers. Ça n’a rien de réellement inquiétant mais nous ne nous attardons cependant pas afin de ne pas être pris pour autre chose que ce que nous sommes : des touristes.
Au Bardo, qui fait aussi restaurant, l’ambiance est tout autre : chaleureuse et apaisée. Le lieu, élégamment décoré, bien que quasiment désert se remplira bientôt d’une population bigarrée : étudiants français et américains, libanais bodybuildés, touristes russes et anglais… Le DJ, aussi haut que large, moulé dans un jogging en pilou fuchsia et turquoise déambule entre les tables, installant son matériel pour la soirée. Soirée dont nous ne profiterons pas, la fatigue du voyage commençant à se faire sentir. Demain nous avons rendez-vous avec Beyrouth la cosmopolite.