En juillet 1995 je mettais pour la première fois les pieds sur le sol américain. Je faisais aussi par là même mon premier road-trip : New-York / Niagara / Toronto / Kingston / Ottawa / Montréal / Québec / Provincetown / New York. Trois semaines, si je me souviens bien, à découvrir des lieux dont les noms me faisaient rêver depuis mes neuf ans… Depuis ce voyage j’ai plusieurs fois traversé l’océan qui nous sépare du continent américain. Deux fois pour revoir New York et deux autres pour visiter un peu plus le Québec. Quatre voyages différents. À chaque fois différents, à chaque fois merveilleux. Mais ce premier voyage restera le plus intense, le plus insouciant, le plus libre, mais aussi le plus formateur.
Bien avant moi, en mai 1981, le jour même de l’élection de Mitterrand, mon père traversait lui aussi l’Atlantique, invité par le Théâtre du Petit Champlain à Québec, pour jouer chaque soir pendant deux semaines, devant un public local, ses improbables chansons flash. Il en reviendra avec l’imitation très au point d’un accent incroyable, un pendule-goéland en bois à suspendre dans ma chambre orange, et des disques ! Des dizaines de 33t de chanteurs peu connus ou totalement inconnus, de moi en tous cas… Ma légende du Québec débute ici.
Deux ans plus tard mon p’tit père compile sur une cassette pour mes vacances un florilège de chansons francophones pour former ma jeune oreille. Je passe l’été 83 – et les suivants – avec – entre autres – dans les oreilles Frédéric de Claude Léveillée, Les Gens de mon pays de Gilles Vignault, Quand les hommes vivront d’amour de Raymond Levesque, Le Stomp de l’accidentée de Fabienne Thibault, Ils s’aiment de Daniel Lavoie, et l’inénarrable Complainte pour Sainte-Catherine de Kate et Anna McGarrigle. Je rêve du Québec. De rencontrer ces fameux cousins, leurs arpents de terre pour lesquels Louis XV n’a pas voulu se battre, et les entendre dire comme le ferait si bien mon père : « Maudzits françés » !
Une petite décennie plus tard mon copain d’enfance, mon cousin, mon frangin, le fils des meilleurs amis de mes parents part vivre à Montréal… Ouah ! La chance ! Je bave de jalousie. Je ronge mon frein. Moi aussi, un jour, j’irai là-bas ! Ses parents lui rendent visite bien sûr et reviennent, comme mon père plus tôt, chargés d’anecdotes et de disques (compacts cette fois) : Diane Dufresne, Richard Desjardins, Robert Charlebois… De quoi nourrir un peu plus mes rêves.
Je découvre bientôt, par le biais d’un amant, Belles-soeurs de Michel Tremblay, une pièce de théâtre, la première, écrite en joual, la parlure québécoise. Révélation ! Mes rêves passent de la chanson à la littérature…
Le Québec reste un fantasme, une terre promise, un eldorado mais comment s’y rendre ? Oui ! En avion bien sûr, je ne suis pas crétin (et je n’ai pas de rames), mais je n’ai jusqu’à présent connu que les joies des vacances au Club Méditerranée ; ma mère y travaillant je n’ai jamais eu à me préoccuper de ce genre de chose, ni même à m’y intéresser. Je garde mon rêve dans un coin de ma tête.
Et puis, au début de l’hiver 1994/95, lors d’un dîner à La Petite Chaumière, un minuscule restaurant rue des Blancs-Manteaux que je fréquente assidûment à l’époque, je rencontre Valérie… Ah ! Ma Valé (Colette et Berthe évidement). C’est un véritable coup de foudre. Une passion amicale ! La demoiselle est gironde, délurée, le cœur sur la main, excessivement drôle, spontanée, délirante, épuisante ! On ne fait rien l’un sans l’autre. Nous sortons tous les soirs. Dans les bars, dans les boîtes, dans le Marais, au Palais-Royal, de l’Amnésia au Piano Zinc, du Bon Aloi à L’Insolite, du Tropic à l’Aviatic, du Quetzal au Scorpion, de son 15e à mon Villemomble… Nous allons ensemble à Vittel, à Nice, à Liège ; nous faisons les quatre cents coups…
- Mon Willou on part ensemble cet été… à New York ?
-
NEW YORK ! Carrément ?! Mais on peut passer des vacances à New York ? Y a pas de village du Club là-bas…
-
T’es con ! (dans un rire à la fois flûté et sifflant)
Alors on rêve de New York…
- Et attends je pense à un truc : Montréal c’est pas hyper loin de New York… Quand on a déjà traversé l’Atlantique, c’est pas loin ?! Non parce qu’Olivier, mon copain d’enfance, tu sais le fils de Michel et Chouchou, bla bla bla…
Nous partons.
L’enthousiasme de mes parents n’est pas à la hauteur du mien (sans doute parce que ne me sachant pas très débrouillard et encore un peu adolescent malgré mes 23 ans), mais rassurés à l’idée que nous ayons deux points de chute pour notre périple : Olivier que nous retrouverons à Toronto nous prêtera les clefs de son appartement Montréalais, et le fils de mon parrain (que je connais à peine) nous hébergera à Manhattan… Pour le reste on verra bien. Nous n’avons pas l’âge de nous préoccuper à l’avance des endroits où nous pourrons dormir. Nous sommes insouciants, advienne que pourra. La voiture saura finalement nous dépanner quand il le faudra.
Pendant ce voyage j’ai découvert une autre Valérie, plus calme, sereine, à l’écoute, ouverte au monde, stoppant ses incessantes blagues et ses mimiques qui évoquent Muriel Robin et préfigurent déjà Florence Foresti, mais aussi une autre façon de voyager. Rythmée par mes envies et non par un planning d’activités, de spectacles, et de codes vestimentaires. Nous allons où le vent nous porte. Sans guide, sans avoir rien préparé qu’un vague itinéraire, modifiable à tout moment pour suivre les conseils des autochtones. C’est comme ça que nous avons découvert les Mille Îles entre Toronto et Ottawa, et surtout Provincetown, tout au bout du Cap Code, le temps d’une soirée avant de rallier la ville qui ne dort jamais.
Mais avant ça il y aura eu huit heures de vol et autant de retard, nous obligeant à dormir sur les sièges de JFK sur lesquels il était impossible de s’allonger, la traversée de l’état de New York, une nuit dans un vrai motel comme dans les films, Niagara et ses chutes, quelques jours passés à Toronto pour voir mon pote et fréquenter les gigantesques et labyrinthiques bars de Church Street, Ottawa et l’improbable panne de notre voiture de location et surtout, surtout : Montréal et Québec !
En arrivant à Montréal, Valé s’est écriée « Regarde, c’est chez nous ! », Je n’ai rien dit, j’entrais dans mon rêve… Je ne sais toujours pas ce qu’elle a voulu dire par là mais c’est vrai que nous avons été chez nous pendant quelques jours, dans cette ville que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre. On s’est promenés, on a ri, on a mangé d’énormes club-sandwichs, on a bu de la MolsonDry, on fumait des Players, on a assisté à un match de baseball sans en connaître les règles, on a joué les aveugles au musée du rire, on déjeunait chez O’Café… On en a pris plein les yeux, plein les oreilles, et plein le cœur. Je vivais mon rêve. J’entendais des « crisse » et des « tabarnac » à chaque coin de rue ! Je marchais sur la Sainte-Catherine dont j’écoutais gamin la Complainte chantée par les soeurs McGarrigle. Les Québécois étaient beaux, et aussi accueillants que le voulait la légende, plus que ça même ! Lorsque notre Chrystler nous a lâchés sur un parking de la capitale c’est le gardien du dit parking qui s’est occupé de tout pour nous trouver un véhicule de remplacement ! Et pour étouffer nos piètres remerciements éperdus il nous a invités au restau ! C’est pas de l’accueil ça ?! À Québec, très intimidé, j’ai poussé la porte du Théâtre du Petit Champlain comme celle d’un temple dédié à Félix Leclerc (c’est lui qui avait parrainé ici même mon père presque quinze ans plus tôt). Chez Archambault, à Montréal, j’achetais à mon tour des tonnes de disques, de Marie Carmen, Céline Dion… et d’une certaine Lara Fabian, alors totalement inconnue en France.
Valérie jouait gentiment les chaperons mais me laissait finalement toute liberté. Nous sortions ensemble dans les bars et les boîtes du Village et je rentrais, seul, au petit matin nourri d’aventures nocturnes. Je me sentais libre, vivant, prêt à tout absorber. Non pas que mes parents aient été restrictifs, loin de là, ils étaient plus justes que sévères (et je ne pense pas avoir été un enfant difficile) ; les vacances au Club n’étaient pas non plus à classer dans la catégorie « calvaire » bien au contraire… Mais là, tout était neuf : le continent, le pays, les villes, l’architecture, le naturel avec lequel les Canadiens (et de façon plus générale les Américains, je le découvrirai par la suite) vous permettent d’entrer dans leur sphère…
Aujourd’hui encore, dans les rues de Montréal je me sens bien, comme si je me promenais au bras d’une vieille amie de confiance. Pourquoi ne m’y suis-je pas installé me direz-vous ? J’y ai songé parfois. Mais cette terre pourtant si hospitalière détient en son sein l’un de mes pires ennemis : l’Hivar !
Ce premier voyage, cette rencontre avec le Québec, c’est à Valé que je les dois, je ne serais jamais parti seul. Depuis je me suis pas mal promené de part le monde, seul, en couple, entre amis, avec ou sans guides et itinéraires prévus à l’avance mais toujours prêt à découvrir et à flâner le nez en l’air, à laisser les émotions me submerger, les lieux s’emparer de moi… J’ai vu des paysages incroyables, plus ou moins loin de chez moi, mais croyez moi : « Si j’avais les ailes d’un ange, je partirais pour… Québec » !